mardi, août 17, 2010

Evangelion

Neon Genesis Evangelion - Hideaki Anno, 1995 - 1996


Ils sont peu nombreux ceux qui ont compris où Hideaki Anno a bien voulu vouloir en venir en créant Evangelion. Il faut en savoir un peu plus sur le personnage pour le comprendre. Il fut, avant de créer Evangelion, un « otaku » pendant deux ans. Pour mémoire, le terme « otaku » désigne ces japonais qui restent enfermés chez eux, totalement coupés du monde, des années durant, en s’adonnant de manière obsessionnelle à une activité d’intérieur comme les mangas, les animes ou encore les jeux vidéo.

Hideaki Anno, ex pervers...
Ainsi, lorsqu’on parle de Anno, on parle d’un type qui a collectionné des centaines / milliers de parodies porno de Sailor Moon, et qui a supplié qu’on le laisse storyboarder la séquence de transformation de Sailor Moon R pour toucher à la mini-jupe de son idole (dixit Amrith Zêta, dont je vous recommande la lecture si le sujet vous intéresse). La phrase de Shinji, « je ne dois pas fuir », c'est celle que Anno a eu besoin de se répéter 4 jours durant pour trouver le courage de quitter son appartement pour rejoindre les studios de la Gainax et commencer à travailler sur Evangelion.

Le résultat ? Une série pensée comme une vaste métaphore adressant une critique d'une acidité et d'une violence inouïe à son publique. Les références bibliques ? Les Anges (ou plutôt « apôtres ») ? Adam, Lilith ? Les Eva, proches de l’homme ? Tout cela ne rime à rien : la logique d’Evangelion réside ailleurs.

Les Eva métaphorisent le cocon dans lequel s'enferment les otaku qui fuient la réalité. Retour à l'enfance et au cocon maternel symbolisé par les Eva d’un si grand nombre de manières que je ne puis que me borner à en citer une poignée. Pour mémoire, l'Eva 01 est la « mère » de Shinji, et il en va de même pour la seconde (Asuka sort de sa léthargie lorsqu'elle réalise que sa mère est avec elle « depuis tout ce temps » dans The end of Evangelion) ; quant à Rei, le message est si explicite dans la série que je ne vais pas en rajouter.

Si les protagonistes sont tous plus fucked up les uns que les autres, c'est parce que pour pouvoir piloter une Eva, c'est-à-dire pour pouvoir s'enfermer dans le cocon maternel, ils doivent préalablement ressentir le besoin de fuir le monde, sans quoi la métaphore n’a plus aucun sens. Ils symbolisent tous, chacun à leur manière, des cas réels auxquels Anno veut s'adresser ; plus encore, ils représentent, de l’aveu même de Anno, des facettes de sa propre personnalité.

L'insupportable Shinji Ikari.
La série, Evangelion, c'est l'évolution de Shinji, qui de l'épisode 1 à 24 fuit de moins en moins les difficultés de la vie pour finalement arriver à les affronter dans un final abstrait ; manière pour Anno de prendre par la main tous ceux qui ressemblent aux personnages qu'il dépeint pour leur faire comprendre qu'il est temps de cesser de fuir, pour leur dire qu'il est temps de retourner dans la réalité, d'enfin sortir de chez soi. L'abstraction des épisodes finaux, systématiquement reprochée à la série par ceux qui ne la comprennent pas, a pour cause cette volonté qu'à Anno de pousser ses spectateurs à arrêter à tout jamais de s'enfermer dans l'univers virtuel des animes et, plus largement, de fuir le monde.

Evangelion est une série qui rêve d'être abandonnée par le spectateur, qui espère l'aider à le faire ; une série qui se tue elle-même, qui se pense et se conçoit comme une peau morte vouée à être abandonnée en chemin, sans autre forme de procès. Anno s'est répété pendant deux ans « je ne dois pas fuir » ; avec Evangelion, il a compris la leçon et il tâche de dire au spectateur que « tu ne dois pas fuir ! ».

Une minute à contempler ça sur fond de Bach.
Naturellement, le public ciblé par Evangelion fut, et reste, le moins à même de comprendre le message, d’apprécier la plaisanterie. Le résultat : Anno menacé de mort et traqué dans le métro par les déçus à cause d’un final incompris, détesté, mis sur le compte exclusif du manque de moyens de la Gainax, qui a connu lors de la création de la deuxième moitié de la série de graves difficultés financières, ce qui explique du reste les multiples plans fixes (le studio ne pouvant plus en financer davantage, mais faisant finalement le choix d’en tirer parti) qui, paradoxalement, contribuèrent à faire de Evangelion une série unique, parfaitement avant-gardiste et, aujourd’hui, adulée par des centaines de milliers de fans.

De fait, j'ai un immense respect pour le génie dont Anno a fait preuve. A ma connaissance, aucune autre série n'a l'audace de scier la branche sur laquelle elle est assise, de tâcher de désigner quelque chose qu'elle ne peut pas contenir, qu'elle ne peut que désigner : le monde extérieur ; une série qui tâche de sortir d'elle-même pour amener le spectateur à l'abandonner, à des années lumières d'autres excellentes séries comme Cowboy Bebop ou Akira qui, pour leur part, restent des univers « fermés » dans lequel le spectateur s'enferme pour se vider la tête et, peut-être (?), se réfugier, fuir. Evangelion, précisément, lutte contre cet enfermement, entrouvre la lucarne et essaye, tant bien que mal, de faire voir le ciel, le vrai.

Et la série montre beaucoup plus...
Naturellement, Evangelion ne doit pas uniquement son succès à la qualité de sa logique. La série fut, à l’origine, littéralement pensée comme un piège à otaku. La première moitié des 26 épisodes vise ainsi avant tout à créer de l’addiction afin de rendre le message final et la déconstruction de la totalité des repères de la culture otaku d’autant plus percutant(e). D’où : humour bon enfant, harem de bombes sexuelles plus ou moins dénudées tournant bizarrement autour du looser de service, pingouin à peluches (car il ne faudrait pas oublier que la vente de goodies, c’est plus de la moitié des revenus générés par une série, surtout lorsqu’on a affaire à des milliers d’otaku collectionneurs obsessionnels), etc. (la suite : mort, immobilisme, lâcheté, peur, bassesse...).

Après les Tortues Ninja, donc.
En plus de ces différents éléments, habituels, pour les premiers tout du moins, dans le paysage de l’animation japonaise, Evangelion fut à l’époque une révolution en termes d'animation, de rythme ; même aujourd'hui le maître reste inégalité. A l'époque de Gundam et de Dragon Ball Z, la série fut décriée, à raison, pour sa violence (d’autant plus qu’elle était diffusée après les Tortues Ninja, ce qui fut la cause d’une guerre ouverte entre la Gainax et Tokyo TV, qui censura la première version de l’épisode 25, qui constitue aujourd’hui la première partie de The End of Evangelion !). Des hectolitres de sang giclent des géants qui s'affrontent au cours de combats d'une violence totalement inédite à l’époque et qui me donne encore, plus de 10 ans après mon premier visionnage, des frissons. Au-delà de cet aspect des choses pourtant, la série a plus encore marqué les esprits par ses personnages, tous plus torturés et travaillés les uns que les autres (la série est très réputée pour la finesse de son analyse de la psychologie de ses personnages...), et par son rythme, haché et bizarre, alternant plans fixes, lents, morts, dignes parfois de Gus Van Sant, avec en fond sonore le bruit obsédant et entêtant des cigales, et scènes hallucinantes de psychodrames incompréhensibles, de tension ou de violence pure et simple.

Rei, tout simplement.
Aujourd'hui, Evangelion reste une référence tant en matière de profondeur et de finesse qu'en matière de mise en scène ; certains plans sont à jamais gravés dans l'esprit de ceux qui aimèrent cette série, et ils sont nombreux. Citons pêle-mêle le deuxième éveil de l'Eva 01, le combat dans le GQ de la NERV, Shinji sur le quai de la gare, prêt à s'en aller pour toujours, Toji (incroyable… pour l'époque, pour le publique,…) ou encore Rei, tout simplement. Par sa maîtrise impressionnante de la tension, des enjeux, de la gravité et du rythme en effet, Anno a réussi à donner à chaque plan une saveur, un goût bien à lui que l'on oublie difficilement et vers lequel on revient toujours avec plaisir ; et c'est là qu'achève de se creuser le fossé totalement infranchissable qui sépare Evangelion d'autres bonnes séries comme Code Geass, Elfen Lied, Cowboy Bebop, etc., qui à défaut d'avoir la profondeur, la maturité et l'intelligence du maître, ne peuvent qu'espérer, en vain, l'égaler un jour.

A titre de conclusion, j’ajoute que le « phénomène Evangelion » a pris, avec le temps, une telle ampleur que l’on ne peut que constater avec cynisme que Anno, tout en voulant soigner son public, a réussi à créer la pire drogue dure de toute l’histoire de la japanimation. Car Evangelion, c’est désormais aussi un business hallucinant : un musée (avec la tête de l’Eva 01 grandeur nature), l’aile d’un parc d’attraction, plus d’un milliard de dollars engrangés, et ainsi de suite. A titre d’anecdote, de bon exemple de démesure et de dernier mot, je cite NegeNerv :

Victime de son succès, le magasin Lawson (ligne de supérettes) dédié à Evangelion n'aura ouvert que trois jours.

Quelques jours seulement après l'ouverture de ses portes, le magasin Lawson entièrement consacré à Evangelion est déjà contraint de fermer ses portes. Au final, il n'aura même pas pu rester ouvert une semaine entière. La raison de cette fermeture prématurée est assez éloquente : le magasin a tout simplement été victime de son succès ! Dès l'annonce de l'ouverture du magasin, des milliers d'otaku se sont rués à l'assaut du magasin, situé à Hakone, site de la ville-forteresse de Tokyo-3 dans la série. L'afflux de visiteurs fut tel qu'il a provoqué un désordre incroyable dans les rues de la ville. Embouteillages, stationnements en double file ou dans des propriétés privées, etc.

Les nuisances provoquées par l'arrivée massive des clients ont certainement été sous-estimées et ont largement dépassé les attentes. Face à ces nuisances incessantes et devant le nombre grandissant des plaintes de la part des habitants de la ville, la firme Lawson, après avoir lancé plusieurs messages d'avertissements et d'appels au calme, a préféré fermer les portes du magasin, et a annoncé l'annulation de cette campagne publicitaire destinée à promouvoir la sortie DVD et BR de Evangelion : 2.22 You Can (Not) Advance. Il semble donc que cette fermeture soit définitive...

dimanche, août 01, 2010

Existentialisme et coiffure

The Man who wasn't there - Joel & Ethan Coen, 2001



Il est des hommes et des femmes qui font, à un tournant important, un mauvais choix, et qui en pâtissent ensuite toute le reste de leur vie. Le cinéma des frères Coen en est rempli et The Barber, dont le titre original se traduirait par L'Homme qui n'était pas là, n'y fait pas exception. En effet, ce titre caractérise parfaitement la caractéristique principale de la personnalité du "héros" de ce film. Héros entre guillemets car personne n'est moins un héros qu'Ed Crane qui, au départ, n'est qu'un coiffeur ordinaire dans le salon de son beau-frère, marié et sans enfants. Sa femme le trompe avec son patron, "Big Dave". Mais quand, un jour, un commercial peu recommandable lui propose une opportunité de tout quitter (en investissant 10 000$ dans son affaire de nettoyage à sec), il décide de gagner cet argent en faisant chanter anonymement "Big Dave".

Tout se passe jusque ici comme dans n'importe quel polar, on ne s'en doute pas une seconde, on sait la fratrie passée maître dans cet art difficile (on se souvient que Miller's Crossing avait été un énorme succès critique). Comme dans un polar donc, Ed Crane ne s'en sortira pas si facilement, on sait que la tentative d'ascension sociale par l'escroquerie ne mène jamais loin. On ne se doutait quand même pas qu'elle irait jusqu'à ce point détruire le petit univers d'Ed Crane.

Mais revenons d'abord sur cette absence dont fait mention le titre. Certains la verraient simplement comme appartenant au même champ lexical que "taciturne", ils se trompent. Camusienne en reine, cette absence est la même que celle du personnage principal de L'Étranger, absence au monde ainsi qu'à soi. Typiquement, elle se caractérise par un manque de logique dans les actes commis par celui qui en est pourvu. Par exemple, elle se manifeste dans le film durant la séquence charnière. Après une soirée trop arrosée chez de la famille, Ed Crane ramène sa femme complètement saoule jusqu'à leur maison, la couche et commence un monologue sur la manière dont ils se sont connus. Il est interrompu dans ce monologue par un appel "Big Dave" l'appelant pour lui donner rendez-vous dans son bureau, ayant découvert que c'était de lui que venait le chantage. Il s'en suit une confrontation entre les deux personnages qui s'achèvera tragiquement, par l'assassinat accidentel de "Big Dave" par Ed Crane. Pourtant, ce dernier, ayant quitté le lieu du crime, reprendra comme si de rien n'était son monologue sur sa femme.

C'est cette même absence qui l'entraînera ensuite à ne pas se dénoncer quand sa femme se trouvera accusée du meurtre. Acte peu compréhensible (on peut ici se souvenir de l’avocat, répétant à l’envi que, plus on regarde de près, moins on comprend), d'autant plus qu'à côté il met son beau-frère sur la paille pour payer le plus cher des avocats de la côte ouest et qu'il n'hésitera pas à tout confesser à l'avocat dès que celui-ci lui demande ce qui s'est passé. Ni sa femme ni son beau-frère n'en réchapperont, elle se suicidera en prison juste avant le début de son procès, lui finira ruiné et alcoolique.

Il est de toute manière, à ce moment-là, déjà bien trop intéressé par la belle jeune fille du voisin, découvert lors d'une soirée, jouant magnifiquement du piano. Il voit sans doute en elle son seul espoir de sauver les meubles, de rendre au monde une bonne action. Il lui rêve une grande carrière musicale, l'emmène assister à des auditions, qui ne donneront rien. Le film quittera parfois Camus pour rejoindre Kafka. Idéalement quand, sur son pallier, il trouvera la veuve de "Big Dave", présence morte lui avouant une histoire absurde d’extraterrestres ayant enlevé son mari, inquiétante étrangeté du quotidien. Arrêté pour le meurtre du commercial (qu'il n'a pas commis), il est rapidement condamné à mort, criminel parce qu’ordinaire. Enfin rattrapé, il errera dans l’enceinte de la prison, comme déjà mort et oublié de tous, absent aux autres. Dans la pièce blanche où trône la chaise électrique, sa dernière pensée ira à sa femme, à son espoir de la retrouver, de pouvoir lui dire tout ce qu’il est impossible de dire avec des mots. For he was just a stranger, this barber.