dimanche, mai 10, 2009

À l'ombre des géants

Shadow of the Colossus - Fumito Ueda, 2005


Bien plus que n'importe quel texte que je pourrais écrire sur ce merveilleux jeu, le plus grand et le plus beau de tous ceux auxquels j'ai joué dans ma vie (on pourrait trouver un équivalent lors d'une fusion entre le Honor de Cavalleria d'Albert Serra et le souffle épique des réécritures mythologiques de Henry Bauchau), ce poème trouvé sur Facebook et écrit par Mort Lerrat sera parfait pour retranscrire la beauté de cette oeuvre :

Enfin, après deux années à errer dans le désert,
Aussi lentement que l'espoir qui s'essouffle,
Le ciel s'assombrit et dépose un voile sur la terre,
Et aussi soudain que fut la perte de ton souffle,
Désespéré, je me retrouve à l'ombre du géant.

Mille lunes pleines ont croisé mon chemin, je trépas,
Y ai-je vraiment cru ? Jamais, je n'y pense même pas,
Mais tout ce que je sais, c'est que je n'ai pas le choix,
Une vie pour une vie, tel est ce que m'a dit la voix :

« Car ce qui doit être fait sera fait si l'espoir s'accomplit,
Par Amour, tu le terrasseras pour lui rendre la vie,
Et aucun colosse du monde ne restera invincible,
Car ton coeur ne bat que pour ce souhait impossible. »

Je suis à l'ombre du géant.

Calme, il me fixe. Je le regarde, il semble si distant,
Impassible, il dégage même une certaine quiétude,
Mais mon destin s'accomplit, ignorant son attitude,
Et insolent, je brandis mon épée et je défie le titan.

Mais comment vais-je le vaincre ?
Il est colossal, une montagne de rocs et de fers,
Froid et monstrueux, il avale même la lumière,
Les minutes deviennent des heures,
Et les journées ne semblent jamais s'arrêter,
Les nuits durent deux éternités,
Et le temps exige la paye de son labeur.

Au crépuscule du sixième jour, mes forces m'ont quitté,
Il semble invincible et mon désir inaccessible,
Alors, dans un dernier élan, pour la ruine et la gloire,
Je l'attends et je m'accroche à son glaive qui me frappe,
Mes os se brisent, propulsés sur son crâne,
Mon coeur explose mais mon âme survit, et,
Je le frappe de ma pointe qui se meurt dans son crâne,
Et par Amour, il s'écroule, me précipitant dans l'infini...

Ainsi, le géant sombre dans son ombre,
Et l'espoir s'éteint dans le désespoir.

jeudi, mai 07, 2009

Voyage à Yokohama

Still Walking (Aruitemo Aruitemo) - Hirokazu Kore-Eda, 2009


Début d'été, dans une banlieue proche de Tokyo, les enfants et leurs familles convergent vers la maison des parents pour une journée. En effet, c'est depuis quelques temps, une fois l'an, pour se recueillir et célébrer le décès du frère aîné, les seuls moments où la famille entière est réunie. Unité de temps, unité de lieu. Tel est le point de départ du sixième film du réalisateur japonais Hirokazu Kore-Eda, écrit pour conjurer le décès de sa mère, survenu il y a peu. C'est l'occasion pour lui de s'essayer à un genre très prisé dans le cinéma japonais et occidental : la chronique familiale, et son versant « film de repas familial ».

Kore-Eda suit ici les traces des grands réalisateurs japonais (Ozu surtout, Naruse aussi), laissant de côté le sensationnalisme typiquement occidental à l'approche du film de repas (on pense tout de suite à Festen ou, pour suivre l'actualité, à Rachel getting Married). En effet, nulle trace dans ce film de révélation bouleversante qui va changer le cours de la vie familiale, qui va ébranler les fondations de cette belle famille. Le film s'accroche bien plus à une réalité et à des conversations que le réalisateur qualifie lui-même de « banales et quotidiennes ». C'est au travers de ces conversations entre chaque membre qu'il va se produire quelques révélations et que vont se dévoiler les interrogations fondamentales liées à ce microcosme qu'est la famille.

Le décès du frère, tout autant que la place prépondérante du père, est ici au centre des tensions. Qu'est-ce en effet que la famille sinon une organisation sociale se créant à partir de morts communs, d'un passé commun, d'une culture commune ? C'est le rôle du père, en tant que figure de proue, imposant à la force de son métier de médecin la voie toute tracée que chaque membre de la génération suivante devra tenter de suivre, à minima, de dépasser, dans le meilleur des cas. C'est aussi celui du frère décédé, qui s'est noyé en sauvant un enfant à peine plus jeune que lui, figure fondatrice de la famille. Le parallèle de la famille avec le groupe religieux a déjà été fait par de nombreux sociologues, et ce n'est pas l'acte rituel de "destruction" du jeune sauvé qui les contredira. Quand la mère se verra demander par son fils pourquoi elle continue à inviter ce jeune homme après tant d'années, elle expliquera le plus naturellement du monde qu'il s'agit basiquement de faire souffrir pour s'enlever de la souffrance. Chaque groupe a besoin d'un ennemi commun pour vivre. C'est que la famille est une institution assez schizophrénique dans son fonctionnement : à la fois le lieu reposant où chaque membre se sent à sa place (la sempiternelle métaphore du "nid douillet") ; et le lieu angoissant où chaque membre n'est qu'un autre reflet dans le miroir de la génération précédente, comme assailli par la question qui taraude tout le monde, qui s'immisce dans chaque conversation : « Fais-tu aussi bien que nous avons fait ? »

C'est typiquement le cas du second fils, toujours sous le coup d'une comparaison avec soit le futur souhaité par son père, soit avec son frère décédé. Lui n'est pas devenu médecin, comme devait le devenir l'aîné, pour tout dire il est même au chômage mais ne l'avouera pas. La cause en est à une certaine forme de lâcheté (qui pourrait ici être synonyme de lassitude) et à d'autres problèmes plus immédiats : il vient de se marier avec une veuve, qui avait déjà un enfant. Faire accepter ces deux éléments extérieurs à sa famille est déjà une tâche suffisamment complexe. Car la famille est aussi, par définition, une organisation ayant pour but sa perpétuation et qui, donc, se retrouve confrontée au problème de l'extériorité. La femme, même en y mettant toutes les bonnes volontés du monde, n'arrivera pas à être considérée comme un membre à part entière (elle le déplore d'ailleurs à son mari, lors d'un des rares moments d'intimité pour eux), juste comme un peu plus qu'une invitée, de même pour son fils.

C'est d'ailleurs en ajoutant ce personnage-là, sur ce fond de deuil familial jamais consommé, que Kore-Eda fait preuve de finesse et d'un optimisme retrouvé. Ce fils d'adoption va jouer un rôle tout à fait déterminant dans la perpétuation de cette famille dans le temps, en acceptant peut-être, au détour de quelques conversations, d'être ce fils, de devenir le futur en marche de la famille. Le lendemain matin, c'est pour lui que le père et le grand-père vont marcher jusqu'à la mer (the family is still walking, cahin caha), discutant de sport comme on discuterait du temps qu'il fait, pour meubler, pour se raccrocher à ce qu'on connaît de l'autre. « On devrait l'emmener voir un match », fait le grand-père. « Bien sûr », répond le fils. Et la voix-off a beau nous annoncer que cette sortie au stade n'a jamais eu lieu, on sait que l'essentiel s'est déjà produit. L'esprit familial continue de vivre à travers cette famille recomposée, rien ne se crée, tout se transforme.

lundi, avril 20, 2009

All these vicious dogs

All the Real Girls - David Gordon Green, 2005


En attendant d'en dire plus prochainement concernant le second film de David Gordon Green (George Washington, Undertow, Pineapple Express), je ne peux résister à vous faire partager la très belle chanson de Will Oldham (a.k.a. Bonnie 'Prince' Billy) qui accompagne le générique et la magnifique première scène du film. Et bien sûr vous enjoindre à voir au plus vite ce superbe film (jamais sorti en France et introuvable en DVD Zone 2, mais en fouinant bien sur le net...).

mercredi, avril 15, 2009

Être à peine

Broken Flowers - Jim Jarmusch, 2005


Au commencement une lettre rose, postée. Après un beau générique qui nous fait la suivre d'une boite aux lettres à l'autre, elle arrive dans les mains de Don, quinquagénaire légèrement apathique. Elle lui dévoile qu'une de ses conquêtes a eu il y a presque vingt ans un enfant de lui qui serait parti à sa recherche. Mais, alors qu'il s'agit d'un incipit parfait pour lancer le film, ce mystère est dédaigné par Don qui lui préfère ses habitudes de célibataire endurci, faites d'un canapé, de Dom Juan et du Requiem. C'était sans compter sur Winston (Jeffrey Wright), son voisin, qui décide de s'ériger en tant que puissance scénaristique interventionniste. Il refuse un tel laisser-aller et lui confie, malgré son refus initial, une enquête pour débusquer l'expéditrice de la lettre rose.

C'est que Don (Bill Murray, dans un rôle taillé pour lui) est un personnage transparent, dont le caractère principal est justement cette absence de caractère, qui se laisse guider (et même phagocyter, on le verra plus tard) par la toute puissance du scénario, incarnée par le personnage de Winston (ce dernier fournissant également la bande-son éthio-jazz particulièrement inspirée du film). Il intègre dans ses attitudes le conseil philosophique donné plus tard, à un jeune homme : « Le passé est révolu, l'avenir n'est pas encore là, d'ailleurs je n'ai aucune influence sur lui, alors j'imagine que tout ce qui compte est juste là, le présent.» Et en effet, Don, comme le dirait André Breton, "est à peine, cet homme vivant qui tente ce rétablissement au trapèze traître du temps", ne touchant jamais à cette profondeur que lui donnerait une réflexion sur son passé ou sur son futur. Il n'apparaît même jamais dans les différentes séquences où il est censé entrer en contact avec ses cinq anciennes conquêtes. Ce sont elles qui font le jeu, acceptant sa présence, décidant d'aller plus loin, montrant du regret ou de la rancoeur. Don, durant la majeure partie du film, n'est qu'une surface plane de réflexion accompagnée d'un bouquet de roses, où s'expriment les années passées et les différences accumulées. Et c'est également en cela que Don Johnston est étranger avec ces femmes, parce qu'il ne les (re)connaît plus.

Ainsi Broken Flowers, en passant, nous offre quelques magnifiques prestations : avant tout Frances Conroy, deuxième ex visitée, qui, en un regard, porte le poids d'une vie entière de désillusions. Mais aussi Sharon Stone (en femme facile et tendre), Jessica Lange (en vétérinaire new age et un peu lesbienne) et Tilda Swinton (en femme de motard, hargneuse et violente). Tout cela fonctionnera en circuit fermé (Don rencontre son ex, la laisse s'exprimer, insère sa question sur la filiation, cherche les indices roses et s'en va) jusqu'au véritable accroc, attendu tant chaque rencontre semble être pire que la précédente. Tout se passe comme si la réticence initiale de Don s'immisçait au fur et à mesure dans le scénario parfait que lui avait concocté l'ami Winston.

Après cela, Don n'a plus qu'à récupérer un dernier bouquet, mélancolique, et à rendre visite à celle qui comptait le plus, la seule qui n'ait pas survécu aux années, la seule aussi qui demeure comme copie conforme à son souvenir. Lors de la plus belle séquence du film, sous la pluie, il murmure quelques mots pour elle et s'adosse à un arbre, pleure quelques larmes. À son retour, il combat une dernière fois la dépression plus proche que prévue, mais ne peut résister à l'énergie cinétique d'un scénario toujours plus fort que lui. Entièrement dévoré, il va s'offrir corps et âme à une quête du fils à laquelle il n'a pourtant jamais cru et à laquelle plus personne ne croit. Une rencontre avec un jeune homme, et nous pensons aboutir à une résolution heureuse, à une paternité enfin offerte à celui qui n'en voulait pas et qui la recherche maintenant plus que tout. Mais aussi inexorablement qu'une voiture qui passe, le(s) fils s'échappe(nt), comme la vie de celui qui n'a plus dorénavant qu'un cimetière en point de mire.

mardi, janvier 06, 2009

A Night at the Gin Fizz

Disco - Fabien Onteniente, 2008


Bon Disco, parce que, après tout, c'est quand même une bonne nouvelle pour le cinéma français. Faut bien le dire, ça fait un moment qu'on avait pas eu droit à une bonne comédie française, en dehors des bizarreries d'Éric et Ramzy et de la classe de Hazanavicius. Le duo que forme Dubosc avec Ontoniente depuis deux films en vient à me faire me demander si ce n'est pas tout bonnement l'émergence du numéro trois de la bonne comédie française qui a lieu sous nos yeux.

En effet, oubliées les tristement célèbres comédies du nabab français (citer les titres suffira à donner la nausée à n'importe qui : Jet Set, 3 zéros ou bien encore La Vérité si je mens, toutes avec l'insupportable José Garcia, fantôme français de Jack Black). Disco, au-delà de son aspect "à la mode" (sortie en plein milieu du revival disco de l'été dernier), raconte une histoire d'une finesse assez rare dans le paysage de la comédie française calibrée pour les deux millions d'entrées pour être signalé. Attention, n'allons toutefois pas crier au génie ici : si cette comédie semble légère comme un moineau face aux Francis Weber et aux Thomas Langmann, elle devient éléphantesque s'il s'agit de la comparer à nos compatriotes américains, les rois du genre.

Enfin, revenons au pitch. Soit Franck Dubosc, plantant Didier "Travolta", quarantenaire au chômage, aussi has been que fan de disco, vivant chez sa mère, dans un quartier du Havre, séparé de sa femme (une Anglaise) et de son fils, qu'il ne voit plus. Grâce à une vieille connaissance du monde de la nuit disco, Jean-François Jackson (Depardieu, enfin utilisé pour plus de deux minutes), il va avoir une chance de gagner un voyage pour deux vers l'Australie, occasion rêvée de revoir son fils pour un trip vers les kangourous. Pour cela, il lui faut gagner le Grand Prix disco et il va s'en employer en reformant les "Bee Kings", groupe qu'il formait avec ses amis à la grande époque. L'un est docker, syndicaliste et meneur de la grève en cours sur le port du Havre ; l'autre vendeur dans un magasin célèbre pour son contrat de confiance (très belle prestation d'Abbès Zahmani, alias "Neuneuil"). Pour se "remettre à niveau" en disco, Dider décide d'aller prendre des cours de danse avec France (Emmanuelle Béart).

Et c'est ainsi que se dessine le début d'une simili love story sur fond de disco et sur arrière arrière fond de problèmes sociaux (une grève, dont le seul véritable enjeu dans l'histoire est la présence d'un groupe de danseurs polonais, et une affaire impliquant des lits d'eau, occasion d'un cameo de Julien Courbet). Simili seulement parce que Didier tombera certes amoureux de la belle, mais n'arrivera jamais à rendre cet amour réciproque. C'est toute la force ici de Dubosc de parvenir à créer ce personnage inédit dans le paysage de la comédie française (mais si célébré aux États-Unis via Will Ferrell) du vieux resté jeune dans sa tête mais totalement déconnecté du monde, vu comme un looser par le reste de la société mais tout à fait humble. Et comme dans n'importe quel Will Ferrell movie (on pense beaucoup à A Night at the Roxbury, modèle tout trouvé de ce Disco), il va s'agir pour Didier de faire la part entre son rêve enfantin et sa vie réelle.

Évidemment, plusieurs défauts sont quand même à soulever. On pense ici surtout à deux choses : le cameo insupportable de Francis Lalanne, se lançant dans un monologue interminable et dans une chanson a capella dont on aurait carrément pu se passer ; et le rôle de François-Xavier Demaison, tout aussi imbuvable dans le rôle cabotinant du "méchant tout pas beau" frère de France.

Mais allez, ne boudons pas trop notre plaisir. Si Disco est encore loin de la perfection, il montre qu'Ontoniente et Dubosc ont trouvé leur voie, et ils cherchent du bon côté. En espérant qu'ils continuent par là, "pour toi public".